Roger Hairabedian: Le phénix de Marrakech
Août. 2015 \\ Par Jérôme Lamy

A MARRAKECH, AU GRAND CASINO DE LA MAMOUNIA, LE PHENIX ROGER HAIRABEDIAN RENAIT UNE NOUVELLE FOIS DE SES CENDRES. LA STAR MONDIALE DU POKER S’EST LANCEE DEUX DEFIS: LA RECONNAISSANCE DU POKER COMME UN SPORT ET LA VALORISATION DU POIDS DU POKER DANS LE TOURISME AU MAROC.

Le Big est toujours le Big. Roger Hairabedian est Big Roger pour l’éternité. Et même s’il n’a plus besoin de deux balances - une à chaque pied - pour mesurer son double quintal, il n’en garde pas moins un poids dans le monde du poker à la hauteur de son charisme: énorme. Balafré par la vie, cabossé par les années, enveloppé par les kilos, Roger avance à pas de chat mais il a l’oeil du tigre et l’intelligence du renard. Surtout, ses yeux sont des lasers. Son regard est vif, instinctif. Il scrute. Il dévisage. Il zieute. Personnage multiple, oxymore vivant, héros romanesque, homme inclassable, Roger Hairabedian est un phénix qui sans cesse renaît de ses cendres. «Je suis aussi un samouraï» précise Roger. «Plutôt mourir debout que vivre à genoux.» Tel un taureau amoché, Roger a toujours chargé avec son insouciance joyeuse et sa puissance généreuse.

Au poker, ça lui a souri. Il a tout renversé. Premier Français à obtenir deux bracelets de champion du monde WSOP, à Cannes, en 2012 et à Enghien-les-Bains, en 2013, Roger Hairabedian est un phénomène mondialement connu... et redouté. Homme d’engagements et de défis, de combats aussi: Roger a, aujourd’hui, épousé deux causes: la reconnaissance du poker comme un authentique sport et sa valorisation comme une valeur touristique ajoutée au produit Maroc.

A 59 ans, Roger a porté autant de costumes qu’il a eu de vies. «Je suis passé par toutes les cases du Monopoly» confie-t-il. Sa première casquette, c’est celle de sportif de haut niveau, en judo. Vice-champion d'Europe par équipes, en 1977, Roger s’offre le luxe de remporter, à Ludwigshafen, en Allemagne, le combat décisif face à son adversaire est-allemand, Detlef Ultsch, alors champion du monde. L’année 1980 soufflera le chaud et le froid sur sa carrière. Sacré champion d’Europe par équipes, en Autriche, à Vienne, il ratera, néanmoins, le wagon pour les JO de Moscou. «C’est une des grandes blessures de ma vie» glisse Roger, avec une sensibilité masquée par une bonhommie et une carrure hors-normes. «Je n'étais pas aussi discipliné que je le suis aujourd'hui dans le poker. J'étais un peu trop fougueux, je n'en ai fait qu'à ma tête, sans suivre les conseils de la fédération. En judo, je n'ai pas eu un aboutissement comme au poker.»

Surtout, l’année 1980 sera marquée par une blessure aux ligaments croisés du genou qui posera le clap de fin sur une carrière expéditive. A 26 ans, Roger doit se reconstruire, réapprendre. Ca sera l’essence même de son existence: se réinventer en permanence. Précurseur, visionnaire, Roger a le nez aussi creux que les idées sont grandes. Et c’est avec le même succès qu’il traverse le monde de la nuit, de la solderie, du textile ou du déstockage. Et c’est avec la même fatalité que les histoires se termineront mal, en général. Il n’y aura que le poker pour lui permettre de tourner, enfin, le dos à cette montagne russe.

C’est par hasard qu’il découvre le poker, en 1983. «À 20 mètres, derrière un de mes commerces à Bandol, se déroulaient des parties de poker clandestines» raconte Roger. «Par curiosité, je me suis assis à la table...» Il ne s’est jamais relevé. Sans connaître les règles, il affronte les voyous locaux avec témérité et fougue. «J’ai très vite compris et analysé le poker» résume celui qui deviendra, en 1985, le meilleur joueur de poker fermé de la région Provence Alpes Côte d’Azur. «J’avais la hargne et un physique à la Schwarzenegger» explique-t-il. Pour Roger, le poker n’est pas du cinéma. Il en fera un métier. Cette passion nouvelle lui redonne le goût de la lumière. L’animal blessé devient le fauve que l’on connait. Roger devient Terminator.

C’est aussi par hasard qu’il rencontre, en 1979, sa femme Monique, son soutien indéfectible, son double, sa moitié. «C’était une amie de ma belle-sœur» dit Roger. Ils se sont fréquentés une année durant. Ils ont consumé la vie sans consommer leur amour. «Je la respectais tellement...» avoue Roger dont le goût du romantisme exacerbé a guidé sa vie et nourri ses choix. C’est elle, cette femme si pure d’origine sicilienne, qui évoque mariage.

Sincère et franc comme toujours, Roger la prévient. «Je suis un coureur et un joueur» lui confie-t-il. «Tu es un ange. Forcément, un jour viendra, tu en souffriras.» L’ange a placé son destin dans l’ombre du démon. 36 ans après, elle appelle Roger, «bébé» dans un concentré de tendresse infinie. Et même si le diable est parfois sorti de sa boîte, l’amour est toujours exact au rendez-vous. «Je dois ma réussite à ma femme» dit joliment Roger. «Elle a eu le rôle principal dans ma vie. Elle a toujours été d’une fidélité à toutes épreuves et elle demeure une mère exemplaire. Elle m’a toujours soutenu et suivi notamment quand j’ai tenté l’aventure, au Maroc.»

C’est encore par hasard qu’il prend le train de poker, au?Maroc. En déplacement, à Marrakech, au début de l’hiver 2006, pour régler un problème entre associés dans une société de commercialisation de saumon, Pink Salmon, dont il est aujourd’hui actionnaire, Roger fréquente chaque soir, le Casino Es-Saadi, de Marrakech. «Je jouais sur la seule table de poker que comptait le Casino, à ce moment-là et nous n’étions que 3 ou 4 joueurs» raconte Roger. «Il faut préciser que j’avais organisé quelques semaines auparavant un tournoi, à Agadir, avec le Cercle parisien Haussman. Cette expérience m’avait ouvert les yeux sur le potentiel qu’offrait la destination Maroc.»

Jonathan Lahousse, directeur des Jeux au Casino Es-Saadi, actuellement en poste au Casino de Mazagan, à El Jadida, ne met pas longtemps pour ouvrir les yeux sur le potentiel de Roger, l’extra-terrestre. Et lui présente la regrettée Henriette Bauchet, qui fut la merveilleuse maitresse du complexe Es-Saadi. «J’étais très proche de Madame Henriette Bauchet» confie Roger. «Elle accordait une vraie confiance à mes idées. Elle me disait souvent : ‘Vous êtes un grand enfant, Roger’». Une enfant qui fait parfois des bêtises mais aussi capable de coups de génie. «Quand Madame Henriette m’a proposé d’acheter quatre tables pour organiser un premier tournoi, je lui ai répondu : ‘non madame Henriette, achetez vingt tables...»

Elles furent remplies par 120 joueurs étrangers qui ont marqué l’histoire en participant au 1er Marrakech Poker Open (MPO), en 2006. C’est l’acte fondateur de la naissance de Marrakech comme une destination mondiale du poker. Les meilleurs joueurs de la planète (Tom Dwan, Mickael Misraki, Sam Trikett, James Bord, David Benyamine...) ont battu leurs cartes, à Marrakech, au Casino Es-Saadi où le premier championnat du monde WTT a été organisé, en 2007, en partenariat avec Alexandre Dreyfus.

La collaboration entre le Big casino de Marrakech et le Big Roger a duré sept ans. «J’aimerais surtout qu’on retienne que durant sept ans, on a contribué, à travers le poker, au développement du tourisme, à Marrakech» précise Roger. «C’est le plus important et c’est ma grande satisfaction. Je suis très fier d’être citoyen marocain. Le Maroc est un pays exceptionnel qui offre un accueil et une sécurité totale pour les touristes. J’aimerais aussi remercier la famille Bauchet, Madame Henriette, bien sûr, mais aussi Elisabeth et Jean-Alexandre. Je ne pourrai jamais leur témoigner assez de reconnaissance pour cette aventure extraordinaire. Nous n’avions plus la même vision des choses. Nous nous sommes séparés dans d’excellentes conditions. La vie est longue et on ne sait jamais de quoi demain sera fait.»

Aujourd’hui, c’est déjà demain, et c’est au Grand Casino de La Mamounia que Roger Hairabedian poursuit son chemin et le développement de sa «poker room». Aidé par le directeur d’exploitation de ce lieu mythique, Marc Géa Grégory et ses trois enfants, Grégory (33 ans), Anthony (30 ans) et Brian (26 ans), il ne manque pas d’idées: la création d’une école de poker permettant aux élèves de découvrir les règles du poker, se perfectionner et profiter du charme à nul autre pareil de Marrakech. «Sans mes enfants, rien ne serait possible» avoue Roger. «Une école de poker? On serait d’autant plus novateurs qu’on propose des packages cours de poker et hébergements. Le Grand Casino de La Mamounia va devenir l’INSEP (NDLR: Institut National du Sport, de l'Expertise et de la Performance) marocain du poker.»

Depuis sept mois, il passe ses nuits au Grand Casino de La Mamounia. «C’est indispensable pour développer l’activité et faire l’amalgame entre les joueurs internationaux» dit-il. «Marrakech n’a pas le monopole du poker. La Roumanie, Chypre ou le Portugal offrent une vraie alternative. On doit demeurer vigilant et offensif commercialement pour continuer à exister.» Bien sûr, il s’assoit régulièrement à la table. «Parfois, on dit que je suis devenu bluffeur. Mais ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, je ne suis plus un joueur de poker, je suis un commerçant du poker. On ne peut pas gagner sa vie en jouant au poker. C’est une vieille lune, ça. On peut prendre un grand plaisir. On peut s’évader de son quotidien. On peut faire son poker loisir comme on fait son sport loisir.»

Sport ! Le mot est lâché. C’est devenu l’élément de langage récurrent cher à Roger Hairabedian. Militer pour la reconnaissance du poker comme un sport est le défi numéro 1 du Big Roger qui rêve d’une compétition olympique de poker. «Le Portugal, la Lituanie et le Brésil ont montré la voie en reconnaissant le poker comme un sport» dit Roger. «Pourquoi d’autres pays ne les imiteraient-ils pas?» Roger Hairabedian a sa réponse et ses arguments. «Le poker, à haut niveau, est plus complet et plus dur que n’importe quel sport, plus dur que le judo en tout cas» lance-t-il. «Quand une compétition de judo dure 4 ou 5 heures pour 5 ou 6 combats, une partie de poker peut se prolonger toute une journée avec une pression constante et une confrontation permanente entre plusieurs milliers de participants.» Toujours avec l’exemple du judo, Roger a un argument implacable. «On peut être champion d’Europe de judo en perdant un combat, on ne peut pas être champion du monde de poker en perdant. Au poker, quand on perd, on quitte la table. Et c’est fini. Mes deux bracelets de champion du monde, je les ai vraiment gagnés à la sueur de mon front.»

La métaphore avec le sport est infinie. «Comme dans chaque sport, il y a un travail de fond, un entraînement et une remise en cause avant chaque compétition» dit Roger. «Au poker, on se sert non seulement de sa tête mais aussi de sa condition physique. On adapte sa force en fonction des qualités de l’adversaire. Comme dans chaque sport, ce n’est pas forcément le meilleur qui gagne. Il y a une part d’inconnu. Et il faut de l’expérience pour maîtriser la variance pas juste de la chance comme nos détracteurs veulent le faire croire. »

Le poids de l’expérience et de l’entraînement dans la balance des résultats rapproche aussi le poker du sport. «Depuis ma prise de fonction au Grand Casino de la Mamounia, j’ai perdu ma place dans le classement mondial» avoue le Big. «Néanmoins, j’ai maintenu mon niveau, notamment lors du dernier European Poker Tour, au Casino de Monte-Carlo où j’ai terminé la première journée dans le Top 5.»

Et si Roger peut retrouver rapidement le niveau suprême qui lui avait notamment permis de balayer Eric Seidel et ses 8 bracelets, il n’a néanmoins pas été sélectionné, en Équipe de France de poker, pour la coupe du Monde, à Malte, au début de l’année 2015. «En sélectionnant Patrick Bruel à ma place, on a fait le choix de la médiatisation» lance Roger. «Ce fut un échec car l’équipe de France ne fut pas à la hauteur de son niveau habituel. Certes, Bruel n’a pas déjoué mais les critères de sélections n’étaient pas ceux d’une vraie Équipe de France. Quand on choisit mal ses généraux, l’armée ne peut que battre en retraite. Du coup, Malte fut Waterloo du poker français. Néanmoins, il ne faut pas accabler Patrick?Bruel qui a beaucoup œuvré pour le développement et la démocratisation du poker.»

Roger change vite de sujet. Il n’a pas le temps pour se nourrir de regrets. Il a d’autres thèmes. Il préfère pourfendre le poker en ligne. «Des joueurs en pyjama, devant leur ordinateur, avec la carte bleue de leur papa» balance-t-il. «Devant mon ordinateur, je peux battre Teddy Riner en judo ! Au poker, c’est pareil... Je n’ai jamais eu de difficultés à battre un joueur de poker en ligne, lors d’une confrontation live. Ils sont trop stéréotypés. En ligne, il n’y a pas la même pression. Le poker en ligne, c’est l’école maternelle du poker. Le poker live, c’est l’université. Surtout, il faudrait encadrer le poker en ligne avec des limites de mise hebdomadaire entre 50 et 100€ »

Et Roger d’aborder le problème de la législation. «Le plus grave, c’est qu’on autorise des casinos à la maison» avertit Roger, avant de dénoncer des pratiques douteuses. «Le poker on line est infesté par des supercheries, des tricheries, des bidouilles à cause des génies de l’informatique. C’est pourquoi il ne doit pas coûter plus cher que ce qu’il mérite. On ne pourra pas m’accuser de m’être enrichi avec le poker en ligne. Pas parce que je ne sais pas faire, parce que je ne veux pas faire. Je ne participe pas à ce système, je le dénonce.»

«On est de son enfance comme on est d’un pays» disait Saint-Exupéry. Celle de Roger Hairabedian s’est déroulée, à Marseille, aux côtés de parents aimants, Madeleine et René, commerçants. Mais pour comprendre Roger, il faut connaître l’histoire de son grand-père, Gaspard, débarqué sans un sou, à Marseille, en 1915, d’un bateau en provenance de Turquie, après le génocide arménien. Gaspard a pris une brouette pour vendre quelques pommes de terre. Puis, Gaspard a acheté un camion pour vendre plus de pommes de terre. Enfin, Gaspard a acheté beaucoup de camions pour devenir grossiste en pommes de terre, régnant avec ses camions jaunes sur tout le département de la Provence.

Pour boucler la boucle, Madeleine et René ont acheté encore plus de camions pour devenir grossistes fruits et légumes. Forcément, c’est pour échapper à cette destinée tracée que Roger s’est plongé dans le judo, excuse parfaite pour monter à Paris. Mais il n’a pas échappé à l’ADN de la famille: le courage et la valeur travail. «Sans doute que je tire ma force et ma résistance de toute cette histoire familiale» dit Roger. «Mais ma famille ne m’a pas toujours compris. J’avais un côté artistique. Juste gagner ma vie ne m’intéressait pas. J’avais l’ambition d’être en haut, de réussir.»

On voit l’iceberg. Mais on s’intéresse rarement à sa partie immergée. Et si Roger à pris la lumière, il a connu l’ombre et sa part d’ombre. «J’ai connu l’armoire sans rien dedans, les heures passées à implorer Dieu sur mon lit en me tenant la tête à deux mains» confesse-t-il. Il a passé une vie sur un fil d’équilibriste, apprivoisant le danger et se nourrissant de lui. «Aujourd’hui, encore, je ne suis pas à l’abri...» lâche-t-il. Il dit que la persévérance est sa qualité la plus sûre. «Quand le feu est rouge, je ne le vois jamais tout rouge, je vois une lueur verte» dit-il. «Jamais je ne baisse les bras. Déjà, au judo, je fonçais tête baissée sans renoncer. En quelques mois, je suis passé du niveau régional au niveau international. J’ai toujours aimé brûler les étapes. Il n’y a que pour grossir que j’ai pris mon temps. Mais quand on prend le temps de faire les choses, ça dure (rires).»

Sa vie est un film. Il a décidé d’en faire un livre. Et il se pourrait qu’elle inspire quelques réalisateurs. «Je suis prêt pour faire ce grand travail de mémoire et d’introspection» dit-il. Il regrette l’insouciance qui accompagne souvent ses pas, sa naïveté aussi. «Je me suis soigné avec l’âge» lance-t-il. «Mais je replonge encore. Je donne trop facilement ma confiance et m’expose à la trahison. La trahison? C’est mon pire cauchemar.» Et de poursuivre, après un silence: «ça se punit...» Il dit que le poker l’a sauvé de la marginalité. Il travaille sur l’organisation du Mondial du poker qui pourrait avoir lieu, à Marrakech, en 2016. Il prépare un déplacement à Chypre, au Casino, du Merit Park Hotel où sa team ladies rencontre un immense succès. Il encourage Greg, son aîné, heureux papa de la petite Siena, à se lancer dans le circuit professionnel. «Mes trois fils ont tous des qualités de joueur de poker mais il n’y a que Greg qui voudrait prendre les mêmes risques que moi» confie Roger. «C’est le plus passionné. C’est aussi celui qui écoute le plus mes conseils. Anthony et Brian ont déjà la tête sur les épaules. Ils ont préféré passer de l’autre côté de la barrière, c’est à dire à mes côtés. En tout cas, l’avenir de mes enfants est ma préoccupation principale. Dans un monde ravagé par la crise, ne pas aider ses enfants, c’est de l’abandon à personne en danger.»

Star sur les réseaux sociaux, il est actif sur facebook où il lance beaucoup de débats de société qui dépassent les frontières des casinos. Et pour trouver le repos, il s’isolera dans le noir. Et écoutera en boucle «Le Soldat», de Florent Pagny. Qu’il dédie, à Monique, son éternelle. Pour le pire. Et le meilleur...