Pierre Bergé: je me sens Marocain...
Octobre. 2015 \\ Par Jérôme Lamy

PIERRE BERGE VEND SA COLLECTION D’ART ISLAMIQUE , SOUS MARTEAU D’ARTCURIAL, LE 31 OCTOBRE AU PALACE ES SAADI. IL EN PROFITE POUR DECLARER SON ATTACHEMENT CHARNEL AU ROYAUME QU’IL FREQUENTE DEPUIS 1966. «J’AI ESSAYE DE TROUVER LA VERITE DU?MAROC. J’AI ESSAYE D’AIMER LE MAROC. J’Y SUIS ARRIVE, JE CROIS. AU MOINS, UN PEU, J’ESPERE...»

Il l’a dit entre deux envolées sur la littérature dont il fait le miel de sa vie. Il l’a confié sans répondre à une question précise. «Je me sens Marocain» a avoué Pierre Bergé, lors d’une rencontre littéraire organisée au Grand café de La Poste de Marrakech. C’est autant pour lui une occasion de déclarer sa flamme au Royaume qu’une opportunité de tordre le cou au nationalisme qu’il a combattu toute sa vie. «Je n’ai jamais été ému par les accents de la Marseillaise» a poursuivi celui qui aime profiter de sa Villa Oasis, ancienne résidence de Jacques Majorelle, du nom original de Bou Saf Saf (NDLR: peuplier en arabe), qui jouxte le Jardin Majorelle, dans la Ville Rouge. «Je suis un citoyen du monde et un citoyen européen convaincu»

Et surtout un résident d’un Maroc qu’il fréquente depuis 1966. «Je n’ai pas découvert le Maroc par curiosité culturelle mais par le hasard de vacances» précise Pierre Bergé.

De hasard, il n’y en a point. Juste un destin... «Ma première visite au Maroc, c’était lors d’une semaine de vacances, avec Yves (NDLR: Yves Saint-Laurent), à La Mamounia. Je me souviens de cette belle piscine, de ces palmiers merveilleux. En une semaine de vacances, si on s’arrête à ça, on ne voit pas grand chose. On rate l’essentiel.»

Il a eu le temps de s’arracher à la superficialité de vacances pour rencontrer l’essence du Royaume. «Marrakech est un piège» dit?Pierre Bergé. «On vient pour huit ou quinze jours de repos et on reste trente ans. Moi, ça dure depuis 1966. J’ai essayé de trouver la vérité du?Maroc. J’ai essayé d’aimer le Maroc. J’y suis arrivé, je crois. Au moins, un peu, j’espère... Mais, j’ai encore tant à découvrir. Je peste parfois de ne pas connaître assez le Maroc. Il y a peu de villes, au monde, qui vous ensorcellent avec la même force et la même magie que Marrakech. Il y a peu de villes et peu de pays qui donnent autant...»

Pierre Bergé a beaucoup rendu. S’il a rénové la Librairie des Colonnes, en 2010, espace culturel emblématique à Tanger - «j’ai été heureux de ressusciter ce lieu et je félicite Simon-Pierre Hamelin, son directeur, pour le merveilleux travail réalisé» confie Pierre Bergé-, il a porté sur des fonts baptismaux le musée de la civilisation berbère, inauguré, en 2011, au Jardin Majorelle, dans l’ancien atelier du peintre Jacques Majorelle. «Pour la première fois, les plus beaux témoignages de l'apparat du patrimoine berbère sont présentés» précise Pierre Bergé. «C’est presque un acte politique. En tout cas, c’est la réparation d’une injustice. Grâce au concours de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, nous avons pu poser la première pierre de la défense de la langue Amazigh.»

Et ce militant acharné de la lutte contre le sida, au sein de Sidaction notamment, de narrer une anecdote qui l’a marqué dans sa chair. «J’ai croisé un monsieur, en larmes, au musée de la civilisation berbère. Il m’a confié que tous ces objets étaient chez sa grand-mère et qu’il n’aurait jamais imaginé les voir dans un musée. C’est un pan de son histoire qu’il revisitait. Ses larmes sont une belle récompense. Enfin, je ne suis pas certain que nous ayons besoin de récompenses dans la vie.»

Pierre Bergé ne se nourrit pas davantage de souvenirs. L'homme d'affaires et esthète a décidé de se séparer de sa collection d’art islamique constituée, à Marrakech, avec Yves Saint Laurent. Elle sera placée, sous le marteau de François Tajan, d’Artcurial, le 31 octobre prochain, au Palace Es Saadi de Marrakech. A noter que ce sera une grande première pour la société basée sur le Rond-Point des Champs Élysées.

Le catalogue sera assez exceptionnel avec pas moins de 240 objets à haute valeur affective entre armes, broderies, céramiques, bijoux et tissages. Le clou de la vente sera, sans conteste, le mobilier du musée créé par Bill Willis, le grand architecte de la jet-set. Autant de qualité et de prestige portent l’estimation globale de la vente entre 400 000 et 500 000 euros. Une bonne nouvelle pour la Fondation Majorelle qui sera le bénéficiaire de cette vente. Inutile de préciser que la salle de ventes du Palace Es Saadi sera très bien garnie...

Six ans après la vente des objets ayant appartenu à Yves Saint Laurent qui avait battu un record en 2009 avec 373,9 millions d'euros, Pierre Bergé met également aux enchères, le 11 décembre prochain à Drouot, sa formidable collection de livres. Au total plus de mille six cents œuvres, dont des manuscrits de Cocteau ou Flaubert, seront mises aux enchères en sept étapes. «Ce n’est pas parce que je possède une maison de vente que j’ai pris la décision de céder cette collection» a précisé Pierre Bergé non sans malice. «Je ne suis pas assez mesquin pour cela. Simplement, je me méfie des collections qui deviennent des cimetières. Et comme je n’ai pas d’héritiers directs, je me contente de transmettre ma passion.»

C’est dans le même esprit qu’il cèdera, aussi, sa bibliothèque personnelle de Tanger. Mais il n’y aura point besoin de vente aux enchères. Pierre Bergé a exprimé le souhait impérieux que ses trésors demeurent au Royaume. «J’en ferai don soit au Musée Majorelle, soit à une autre institution, basée au Maroc» promet-il. «L’évolution culturelle du Maroc est souterraine mais elle va dans le bon sens...»

Se séparer de son passé est une manière pour Pierre Bergé de croquer le présent et de dessiner l’avenir. «Le monde qu’on va quitter, on le cherchera sans le retrouver» confie celui qui a forcément été marqué par les événements tragiques de Charlie Hebdo. «Tout ne se justifie pas mais rien n’arrive par hasard. Bien sûr, cela n’excuse rien mais il convient de faire attention. En tout cas, il faut arrêter de tout critiquer. Les gens qui se plaignent constamment ont tort.»

Agé de 83 ans, Pierre Bergé parle de la mort avec la plus grande simplicité. «Je n’ai pas envie de quitter notre époque» dit-il. «S’il faut le faire, je le ferai sans problème. Mais comme ma mère a 106 ans, je suis optimiste...»