Brel, le Marocain
Août. 2016 \\ Par Hervé Meillon

BREL A AIMÉ LE MAROC ET LE MAROC LUI A bien RENDU CET AMOUR EN CÉLÉBRANT SA MÉMOIRE, HIER ET AUJOURD'HUI. les regrettés TAYEB SADIKKI et MOHAMED AFIFI NOUS avaient PARLÉ DU CHANTEUR iconique avant leur disparition. Autant de témoignages EXCLUSIFS qui prouvent que la voix DE LA STAR belge ne s'est jamais vraiment tue au ROYAUME. MOHAMED LOAKIRA, MAMOUN SALAJE ET ALI HASSAN se sont aussi confiés.

Et si c’était des soucis conjugaux qui avaient permis à Brel d’ouvrir les portes du Royaume? Poser la question est forcément un début de réponse. Celle que tous les biographes autorisés de la star répandent avec gourmandise. Car, le succès, à Paris a éloigné Brel de Miche son épouse avec qui il est devenu odieux. Il a une nouvelle femme dans sa vie. C’est une vedette de l’époque de la chanson française. Elle s’appelle Catherine Sauvage. Elle le dira trop amoureux, trop possessif, jaloux même. Elle stoppe la relation. Brel, élevé dans la tradition catholico-bourgeoise,  se sent mal. La culpabilité et la peur de la solitude s’emparent de lui. Il écrit à Miche, à Bruxelles : « Je te demande pardon bien humblement pour tout le mal que je t’ai fait … Je te ferai la cour comme un collégien et n’en serai pas gêné car tu le mérites.» Il signe: « le nouveau fiancé de madame Brel. »  Il exprime son sentiment au travers de la chanson Pardons, pardons  : « Pardons de ne plus voir les choses comme elles sont, Pardons d’avoir voulu oublier nos 20 ans ». Et pour se faire pardonner, Brel offre à Miche un séjour de réconciliation au Maroc.

1955, l’homme oublie ses promesses. La chair est faible. Brel retombe amoureux. Il sera lâché à nouveau. Il écrit Ne me quitte pas. Après quelques autres histoires d’amour et de douleurs de ruptures, Brel va papillonner plutôt que de vivre des relations établies : « non ce n’est pas toi / la fille que j’aimerai ». Miche, sa femme, accepte la vie de son mari. Jamais, ils ne divorceront. A la fin de son existence, Brel vivra une relation plus pointue avec Maddly,  rencontrée lors du tournage du film de Lelouch L’aventure, c’est l’aventure et qui sera la compagne des dernières années de sa vie.

 

Octobre 1954, Brel part en tournée en Algérie et au Maroc, avec Dario Moreno  et Sydney Bechet. Le courrier du Maroc parle d’une grande révélation : « Il nous chanta la vie avec une flamme de jeunesse dans les yeux ». A l’affiche aussi dans cette tournée le trio Des trois Milson , des bruiteurs, dont l’un des membres est Georges Pasquier. C’est à l’occasion de cette tournée maghrébine que naîtra une amitié sans bornes entre les deux hommes. Le ciment d’une amitié de chevaliers. L’amitié, voilà une des grandes valeurs de celui qui deviendra le Grand Jacques. Pasquier a 5 ans de plus que Brel et tout le monde l’appelle Jojo. Dans son dernier album, paru en 1977, Brel écrira un hommage à son ami Jojo parti avant lui au pays de l’au-delà. Aux Marquises,  Brel s’achètera un dernier avion, il le baptisera Jojo. La chanson Les Bourgeois lui rend aussi hommage : « Jojo se prenait pour Voltaire... et moi qui étais le plus fier… Moi, moi je me prenais pour moi ».   

C’est aussi au Maroc que naît La valse à mille temps. Brel a raconté qu’il l’avait écrite en 1959 dans un grand taxi, sur la route menant de Tanger à Casablanca : « et je vous jure que nous étions rudement secoués ». La route des mille virages est devenue une valse à mille temps dont Miche Brel se souvient puisqu’elle se trouvait aussi dans ce taxi.

Écoutez bien et admirez les subtilités d’écriture de cette  Valse à mille temps. Ce que l’on entend n’est pas forcément ce que Brel a couché sur le papier. Le journaliste belge, Eddy Przybylski, qui est l’auteur d’une biographie sur Brel la mieux renseignée qui existe dans le genre, La valse à mille rêves, .  nous a livré quelques informations ! Tout est une question de sons.  Brel chante une valse à trois temps, puis une valse à quatre temps qui n’étonne personne. Ensuite, il ne faut pas entendre : « une valse à vingt ans » mais bien plus troublant « une valse à vingt temps ». Plus loin : « une valse à cent ans  / A chaque carrefour… » Essayez de l’orthographier autrement : « une valse, ça s’entend à chaque carrefour… » N’est-ce pas beaucoup plus charmant ?  La suite : « Une valse à mille temps / De patienter vingt temps / Pour que tu aies vingt temps / Et pour que j’ai vingt temps » - ce que nous entendons ne veut strictement rien dire ! Mais essayez  « Une valse a mis le temps de patienter vingt ans pour que tu aies vingt ans et pour que j’ai vingt ans ».  C’est d’une poésie totale et mathématiquement imparable. Tel est Brel.

Le grand Jacques aime le Maroc et ses habitants : « J’aime le mode de vie calme des Arabes. Ils disent qu’un homme pressé est un homme mort. C’est vrai. »  Mohamed Dadi, ex-chef concierge à l’hôtel Métropole, place de Brouckère à Bruxelles raconte : « Lors de sa première visite chez nous. Il m’a regardé et m’a dit : ‘Vous n’êtes pas d’ici !’ Sur le ton de la plaisanterie, je lui ai répondu : ‘A quoi voyez-vous ça ?’ Et lui : ‘Vous avez un soleil entre les yeux’.» C’est ainsi que Brel percevait les Marocains. Mai 1960, Brel chante au Maroc. Il a un ami médecin, à  Casablanca,  Marcel Yves Poirot avec lequel il fait de la voile. Prendre un verre, jouer au casino et passer un moment en agréable compagnie, voilà ses crédos.

Brel avait ses habitudes au Sphinx où il retrouvait,  paraît-il, sa chambre retenue ainsi que, en réserve, toujours pour lui, une Chimay Bleue (bière belge) qu’il ne dégustait pas trop fraiche voire même tempérée. Brel y discutait avec les filles et avec ses compagnons d’épopée. Il aimait l’endroit. Il faut dire que les lieux étaient d’une beauté surréelle. Le Sphinx incarnait jusqu’aux années 70 le raffinement à la française. Bien que décidée dès 1946, la fermeture des maisons closes en France n’allait concerner que l’Hexagone.

En 1953, alors que le Royaume est encore sous protectorat français, la petite ville de Fedala (aujourd’hui Mohammedia) accueille un samedi matin tout ce que compte le pays comme officiels et personnalités de haut rang. Tous sont conviés à une inauguration grandiose pas comme les autres, celle du Sphinx, un nouvel hôtel particulier qui servira principalement de maison close. «On ira voir les filles chez la Madame Andrée… », chante Jacques Brel dans Jeff pour consoler un ami de la cruauté d'une blonde. La Madame Andrée en question apaisait l'ardeur des hommes sous le soleil du Maroc. Le  vrai prénom  de Madame Andrée aurait été Mathilde, elle fut la matrone du Sphinx, un des lieux les plus prestigieux d’Afrique du Nord.

Le souvenir de cette femme a tellement marqué le chanteur belge qu'il se serait lui-même réfugié à Mohammedia pour ne pas se laisser effondrer par un chagrin d'amour, celui de Suzanne Gabriello (artiste qui présentait les spectacles de l’Olympia). Omar Salim journaliste, écrivain, autrefois directeur des programmes de 2M, avoue sans certitude mais avec  précaution que Ne me quitte pas a été écrit à Mohammedia. Le Sphinx, abrité dans une magnifique villa enroulée dans des floraisons de lys et bougainvilliers. Vingt très jolies demoiselles, toutes nées chrétiennes ou juives, y travaillaient, suivies par un médecin attitré. Un lieu interdit à l’époque aux marocains musulmans qui devaient se contenter de la terrasse extérieure, loin de l'espace réservé aux dites demoiselles et à leurs clients.

Le lieu a cependant failli être démoli. Le Sphinx est aujourd’hui  à nouveau un lieu incontournable. Patrimoine architectural de la ville de Mohammedia, ce bâtiment, conçu par Albert Planque dans les années 50 avec une architecture moderne aux lignes épurées, renaît. Les nouveaux  propriétaires Hassan Benkirane et Icham Sedki ont réussi le pari fou de lui redonner sa superbe d’antan en y aménageant une maison d’hôtes de caractère. Vingt chambres à l’ambiance art-déco, un restaurant gastronomique, un bar-lounge où l’on peut fumer le cigare, une large terrasse et un jardin entièrement réaménagé vous y accueillent!  

C’était au temps où Mohammedia mohammédiait…   A la fondation Jacques Brel, à Bruxelles, on peut découvrir dans un cahier un texte jamais enregistré, Mohammedia.  Un texte terminé au Maroc, le 29 mai 1960, qui  annonce dès la première ligne qu’ « Il faut croire que voilà la vieillesse qui vient… ». Or, en 1960, Brel n’avait que 31 ans! Dans son cahier se retrouvent réunis un projet pour Bruxelles et l’idée d’écrire  Mohammedia. Ainsi, Brel, suivant la logique du bestiaire et des prénoms, a voulu mettre en avant des villes. Ensuite, précise le journaliste et biographe E. Przybylski, Brel songera à Amsterdam et à Vesoul.

La vie de Brel reste jonchée d’amitiés. Celles qu’il a pu avoir  au Maroc restent touchantes. Rencontres professionnelles ou fortuites et fantasmatiques comme celles du Sphinx de Mohammedia ou histoires d’affection avec le présentateur journaliste de la RTM, Ali Hassan, ou d’autres camarades de tournée. Amitiés par la voix aussi avec Abdou, gardien d’immeuble de Marrakech qui connaissait par cœur dix chansons de Brel. Surprenant lorsque l’on sait qu’il ne parlait pas un mot de français ! L’explication est émouvante : possédant un appareil à cassettes, Abdou écoutait en boucle la seule cassette qu’il avait et c’était des chansons de Brel.

Nous connaissons tous la sincérité de Brel lors de ses rencontres… Reste à savoir si la force du souvenir n’a pas grossi les propos et les véritables intentions faites au coin d’un bonheur. Ni Bruxelles, ni Paris, ni Mohammedia, ni les Océans, ni même les Îles Marquises, où il repose, ne contiennent ses fugues pour l'ailleurs.