Redha Moali Acte II, Fellah scène II
Octobre. 2014 \\ Par Christian Baudot

Clin d’œil a rencontré sur les terres marocaines, Redha Moali, un jeune «retraité» des salles de marchés, qui a lâché ses indicateurs de tendances pour investir dans la matière grise, en créant une résidence d’artistes, Dar Al-Ma’Mûn, accolée à l’hôtel Fellah, qui se classe désormais parmi les fleurons du luxe et de l’élégance au royaume. Retour sur l’aléa moral d’un des plus brillants traders...

Le New York Times et le Wall Street Journal s’y sont mis aussi. En classant l’Hôtel Fellah parmi les plus beaux spots hôteliers de la planète, ils ont rejoint le cercle vertueux escortant sa destinée et celle de l’Association « Dar Al-Ma’Mûn », reconnue par l’UNESCO. Il serait plus juste de parler de destinée commune puisque chaque client de l’hôtel Fellah contribue, par sa présence, à l’existence de «Dar Al-Ma’Mûn». Le contraire n’est pas faux. C’est parfois en découvrant l’existence de «Dar Al-Ma’Mûn» que les clients débarquent au Fellah où une clientèle branchée - le fondateur du Soho London Club était présent ce jour là et cotoyait des designers new-yorkais tendances ou des stylistes italiens à la mode -,  converge vers la route de l’Ourika pour vivre cette expérience unique, en bordure du Canal Zaraba.
Unique et iconoclaste, Redha Moali, le propriétaire, l’instigateur du concept,  l’est aussi. «On possède une vraie touche» dit-il. «On a un positionnement contemporain et pointu.»  Son look, faussement décontracté, masque à peine un minimum de travail. Au Fellah, la branchitude est une religion. Quand nous avons rencontré Redha, il se félicitait du succès du Boiler Room, projet londonien lancé en mars 2010 qui organise des DJ sets et les diffuse sur Internet à des millions de personnes. «La session du Boiler Room à Dar al-Ma'mûn aura été l’occasion d’une belle rencontre entre des artistes internationaux de renom et des musiciens traditionnels marocains Gnawas» confie Redha, fier de renverser les codes.
Clin d’œil a donc rencontré sur les terres marocaines, Redha Moali, un jeune « retraité » des salles de marchés qui a lâché ses indicateurs de tendances pour investir dans la matière grise, en créant une résidence d’artistes «Dar Al-Ma’Mûn» accolée à l’hôtel Fellah dont il a dessiné les lignes architecturales. Une base culturelle d’exception située au kilomètre 14 route de l’Ourika, à la sortie de Marrakech, entourée d’une végétation luxuriante, qui s’est vite imposée dans le microcosme de l’hôtellerie de luxe marocaine, en obtenant le désiré label « Small Luxury Hôtel ».
Redha est né à Créteil, dans le Val-de-Marne. Et, alors? Il est issu d’un milieu modeste. Et, alors? «Revenir sur ces clichés, ça me gêne» dit-il. «Je suis loin de ça. Le contraste, la merveilleuse histoire, ce n’est pas vrai. Si vous avez quelques lignes à nous consacrer, il me semble plus intéressant de parler du modèle qu’on défend. Aujourd’hui, on a une vocation à créer de la richesse économique. On permet à des communautés périphériques d’entrer dans le champ de la citoyenneté. Et c’est un concept qui peut être dupliqué en Inde, au Brésil, en Turquie, en Grèce... Ca me parait plus important. Car, il n’y a rien d’anormal dans mon parcours. Il y a un modèle républicain qui fonctionne encore. J’ai fait dix ans de finance. J’ai un background financier. J’ai beaucoup de choses derrière moi.»
Redha Moali, 40 ans, d’origine algérienne,  a porté son premier costume-cravate à Londres, au cœur de la City, au sein de la Deutsche Bank, spécialiste des produits structurés, avant de rejoindre la société de bourse Exane-Bnp-Paribas, à Genève, leader mondial des produits dérivés,  auréolé au final du titre de Directeur-Adjoint.  Dix ans de carrière, deux employeurs, «les perles rares, on les garde» dit-on, selon un célèbre dicton dont on ne connaît pas l’auteur... 
A Genève, il vivait comme un ascète. «Je n’étais pas le circuit des traders: mon seul lieu de sortie, c’était la bibliothèque universitaire» confie celui qui cite régulièrement les sociologues Gilles Deleuze, Michel Foucault, John Stuart Mill, Friedrich Hayek ou Arthur Schopenhauer, pas pour étaler sa science mais parce qu’il croit aux sciences humaines. En 2008, le gros orage sur les marchés plombe les bourses. Les victimes découvrent alors la signification du mot «systémique », la crise des subprimes emmène tout le système à l’abattoir et les premiers relents de bank run réapparaissent dans le pays du Pound. My god !  «On n’avait aucune visibilité» dit Redha. «On ne savait combien on perdait. Des banques étaient en faillite mais ne le savaient pas. Personne ne pouvait dire la valeur du marché. Il y avait une volatilité extrême, des mouvements trop violents et une incapacité à comprendre. On était dans une logique d’empirisme total. C’était la rationalité au service de l’irrationalité.»
Restait à trouver un mécène. Les banques centrales, les biens nommées, véritables agences tous risques, plient sous la demande pressante des banquiers américains  qui se résignent  à prêter des montants considérables, en dernier ressort, aux institutions financières afin d’éviter l’apocalypse. «L’orthodoxie économique a triomphé» explique Redha. «On a travaillé sur l’hypothèse de l’aléa moral. A la baisse, les banques centrales intervenaient et mutualisaient le risque. A la hausse, on prenait un maximum de gains. Clairement, c’était une incitation au risque majeur.»

 

«La culture et l’éducation sont des investissements
productifs plus qu’une dépense » affirme le trader devenu philosophe.
Des programmes d’alphabétisation  en soutien scolaire accréditent
le modèle singulier entrepris par Rheda Moali. 

 

La planète du risque est sauvée, mais à quel prix. Redha, pendant cette glaciale période, gagne beaucoup d’argent à la baisse:  l’irrationalité de la spéculation n’a pas de limite. «On a gagné du fric car on avait une compréhension de la limite des modèles qu’on manipulait» précise-t-il. Ses études des sciences humaines lui ont permis d’anticiper les effets de ce genre de scénarios catastrophes grâce à la compréhension des modèles, associée à la délicate réaction comportementaliste  de ceux qui les dirigent. « Les mathématiques ont en effet leurs limites. Le chemin le plus court d’un point à un autre, c’est la ligne droite, paraît-il, mais cela n’est pas démontrable et reste purement philosophique » affirme Redha Moali, le surdoué. « La finance est un monde de moyens, pas un monde d’efforts, un monde de techniciens, pas de gens cultivés ».
Au sommet de son art, en 2009, Redha, pourtant, jette l’éponge. « J’en ai eu assez de toutes ces personnes sans morale à qui j’ai fait gagner des sommes d’argent indécentes. J’étais en rupture totale avec l’idéologie de mon milieu, je m’ennuyais à Genève ». Une prise de conscience qui le pousse à avouer : « j’ai quitté la finance comme on quitte une cellule de prison, libéré de ma solitude ». La page est définitivement tournée.
L’homme est sensible à la beauté de l’âme humaine, il choisit à ce titre une voie plus intellectuelle en investissant sa fortune dans « Dar Al-Ma’Mûn », temple de la culture et de l’éducation. « Un lieu qui appartient au monde arabe, au Maroc en particulier, pays ouvert de traditions dans lequel le tourisme représente un véritable moyen d’introduire un dialogue avec des gens d’une ouverture d’esprit différente » souligne Rheda.
Redha Moali a choisi le nom de «Dar Al-Ma’Mûn» en référence au calife abbasside, fils de Haroun El-Rachid, qui a donné une grande ampleur au célèbre Bayt Al-Hikma, un centre de la culture arabe fondé au IXe siècle à Bagdad. «Il y avait une vraie modernité et une grande liberté d’expression à l’âge classique arabe» précise Redha. «J’ai créé un centre de traduction pour qu’on redécouvre ces textes. Un centre de culture, c’est un peu comme un centre de résistance.» Résidence d’artistes, espaces d’expositions et de conférences, centre de recherches et de traductions littéraires et bibliothèque où 20000 ouvrages passés à l’Adn de la crédibilité alliant sciences humaines, d’histoire de l’art, littérature, poésie, et esthétique, sont à la disposition des résidents de l’hôtel et étudiants de Marrakech.
A «Dar Al-Ma’Mûn», l’art contemporain, pourtant en crise, a toute sa place. « La culture et l’éducation sont des investissements productifs plus qu’une dépense » affirme le trader devenu philosophe. Des programmes de traductions français/arabe et arabe/français,  mais aussi des programmes d’alphabétisation pour 300 enfants dès l’âge de trois ans accréditent le modèle singulier entrepris par Rheda Moalia. «Un concept qui aurait comme vocation de créer de la richesse économique et qui permette à des communautés périphériques d’entrer dans la citoyenneté» .
La liste des tâches à accomplir s’allonge dans l’esprit de notre hôte, notamment positionner le Fellah dans le tourisme de luxe, au Maroc. «L’hôtellerie n’est pas notre métier» avoue Redha. «Le danger, c’était de ne pas être crédible, de faire les choses à moitié. Le luxe, c’est comme une conciergerie, il faut satisfaire le client à chaque instant, ne jamais lui dire ‘non’.»
L’échange culturel où se mêlent, gens aisés, intellectuelles et paysans reste un fantastique projet,  bien loin d’être irrationnel.« Dar Al-Ma’Mûn » rassemble dans son cercle de recherches des philosophes, traducteurs, intellectuels, des gens de tous horizons. « Les cerveaux se frottent, dissertent sur le monde dans lequel on est, sur la mise à mal de l’état providence, sur quelle forme de citoyenneté on peut instituer. Toutes ces réflexions produisent des externalités positives, quelque chose qui peut féconder l’économie et déjouer cette notion de temporalité. Culture et éducation ça suppose une maturation du temps liée au long terme » conclut Rheda. Le long terme ! Voilà une vraie position acheteuse sur les marchés...

 

Le Fellah à Fes ?


Le succès du Fellah Hôtel et de Dar Al-Ma'mûn donne des idées. Redha Moali discute en effet avec la Fondation Pierre Bergé et un fonds d’investissement saoudien pour copier-coller le concept marrakchi, à Fès, au Palais Mokri, véritable patrimoine de l’art ancestral marocain, situé en bordure de la médina. L’ancien trader étudie également des propositions du côté de la Grèce et de l’Amérique du Sud.