Tayeb Saddiki: un souvenir de Brel seul dans la médina de Casablanca...
Août. 2016 \\ Par Hervé Meillon

Tayeb Saddiki, disparu en ce début d’année, a connu Brel lorsqu’il dirigeait le Théâtre municipal de Casablanca où il a accueilli le mythe pour des concerts inoubliables. cet acteur majeur de la culture marocaine l’accompagnera régulièrement dans ses sorties à Casablanca. ils tisseront les liens d’une belle amitié. les monstres sacrés finissent toujours par s’aimer...

Quel génie au Paradis ! Un géant de la culture marocaine vient de nous quitter. Disparu en début d’année, Tayeb Saddiki s’est imposé comme le monstre du théâtre marocain.  Cet enfant de Mogador a, durant les années 1960, remis au goût du jour les grands textes littéraires arabes. Elève de Jean Vilar, il va connaitre les plus grands. Homme de tolérance, il parle avec dextérité l’Hébreu et l’Arabe et s’entretenait régulièrement avec feu sa Majesté le Roi Hassan II. Comédien, il apparait dans une cinquantaine de pièces en innovant à chaque fois qu’il en assume la mise en scène. La télévision et le cinéma  lui permettront d’atteindre une belle notoriété. Traducteur de nombreux  grands classiques du théâtre mondial en langue arabe, il fut accueilli dans les prestigieux festivals de New-York tout en passant par la France, le Canada…

Lorsque nous rencontrons Tayeb Saddiki,  sa santé n’est pas au beau fixe mais nous sommes interloqués par cette ressemblance avec Orson Wells. Frugalement bourru, il passera son temps à dessiner et ne quittera  pas ses crayons durant l’installation de notre matériel.  Pratiquant  l’humour à plusieurs degrés, il sera tour à tour discret ou de nombreuses fois provocateur avec une certaine jouissance de la liberté. Il nous gratifiera de ses dessins et au moment du départ d’un « à bientôt Hervé » qui résonne encore dans nos oreilles. Nous apprendrons plus tard que sa passion pour la calligraphie arabe fait partie de ses amours. Quelle fierté d’avoir pu approcher cet homme qui sans lever la tête, non pas par impolitesse, mais par une sorte de tristesse nostalgique qu’il cache par pudeur, aime à répéter « je suis à un âge où je connais plus de morts que de vivants ».

Rien d’étonnant qu’il ait connu Brel.  Il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas. Les monstres sacrés finissent toujours par se croiser. « Brel, je l’ai fait venir quand  j’étais directeur du Théâtre Municipal de Casablanca en 1965» confie Tayeb. «Il y reviendra plusieurs fois chanter. A l’époque, son cachet était de 10 000 dirhams, ce n’était pas donné. Mais savait-il que c’était cher ? Je ne le pense pas.  Brel n’était pas un homme d’argent. Un soir, il a vu des jeunes étudiants qui espéraient entrer pour l’applaudir.  Ils n’avaient pas d’argent et pensaient pouvoir se faufiler. Brel leur a acheté des tickets. Je me souviens que finalement c’est depuis les coulisses que je l’écoutais : je vivais son concert au plus près. Il suait beaucoup. C’était un génie de l’interprétation. Il souffrait sur scène.»

Et Tayeb de poursuivre : «Après ses spectacles, il aimait faire la fête. Il se rendait souvent au Sphinx, à Mohammedia où il consommait des bières et quelquefois le reste.  C’était un bordel et c’était fait pour ça !» Brel venait souvent au Maroc pour passer des week-ends, il appréciait le Royaume et le Royaume le lui rendait bien. «Il dormait dans mon appartement à Casablanca» précise Tayeb. «On se promenait dans la Médina. Pas de harcèlement autour de lui, les gens respectaient sa vie. Il n’aimait pas qu’on lui demande de chanter en dehors de ses représentations. On allait manger des tajines au restaurant du port de Casa. Il aimait le cigare et il fumait discrètement car il ne voulait pas être considéré comme  prétentieux. Lorsque les mots dans une conversation étaient un peu cruels, il aimait beaucoup ! Un jour, je lui ai dit : ‘J’aime beaucoup les riches  d’abord parce qu’ils sont riches et aussi parce qu’ils ont de l’argent’. Il a beaucoup apprécié. Comme il aimait aussi les textes que j’écrivais, notre amitié ne pouvait que naître.»

Brel a-t-il marqué la culture marocaine ? La réponse est dans la question. Tayeb Saddiki ne dit pas le contraire. «Brel a profondément marqué notre culture» avoue-t-il. «Sur le plan culturel, il y avait un ‘apartheid’ entre les arabisants et les francisants. Il y avait très peu de contacts entre eux et Jacques Brel a été un de ceux qui put rapprocher  les deux camps. Ce qui nous réunissait, c’était l’art ! Les chansons, le public et son amour pour le Maroc. Il aimait que les muezzins appellent les gens cinq fois par jour. » Un sacré personnage que feu Tayeb Saddiki, qui voyageait sur les mêmes sommets que le  Grand Jacques !