Mehdi Qotbi : « Je traîne une blessure irréparable...»
Mai. 2017

dans un long entretien vérité qu’il nous a accordé, mehdi qotbi s’est confié avec profondeur et pudeur sur les blessures d’une enfance où il a plus appris à souffrir qu’à lire ou à écrire. ses galères lui ont servi de moteur pour entrer dans la lumière. ami des puissants depuis trente ans, l’actuel président de la fondation nationale des musées du maroc veut placer rabat sur la carte des grandes capitales de l’art. surtout, mehdi qotbi bénéficie du soutien et de la confiance de sa majesté le Roi mohammed VI qui a érigé la diversité et la culture au rang de grandes causes nationales. rencontre avec un homme unique au parcours singulier, dont l’influence ne se dément pas...

D’entrée, une impression qui, jamais, ne se démentira. Mehdi Qotbi est d’un naturel désarmant. C’est ce qui explique son charme et sa popularité. Derrière les contraintes d’un homme pressé, débordé, demandé, on découvre l’art de recevoir, la manière de briser la glace, le souci de rompre le protocole. L’influent Mehdi Qotbi, l’ami des puissants, est un ventilateur à chaleur humaine.

Pieds nus, trois téléphones dans les mains, il nous accueille chez lui, à Casablanca. Il jongle entre deux communications sur le feu... Nous essayons de nous faire tout petits. Ce n’est pas chose aisée puisque nous avons débarqué à quatre, l’état-major de notre magazine s’étant déplacé non par curiosité mais pour exprimer un profond respect à notre hôte.

Nous le saluons et proposons d’ôter nos chaussures. Il s’y oppose en abrégeant ses communications au téléphone. «Sachez que jusqu’à l’âge de sept ans, je n’avais presque pas de chaussures aux pieds» dit-il. «Aujourd’hui, j’ai tellement de chaussures que je ne sais même pas quoi choisir, alors je prends toujours les mêmes paires.»

Le soleil brille sous la véranda de cet appartement reluisant, aux canapés accueillants. Les murs exposent. Les bibliothèques sont riches de souvenirs et de nombreuses photos avec les grands du Monde que notre amphitryon nous permettra de publier. Le caméléon souriant nous surprend avec une voix chaleureuse et nous invite à faire comme chez nous.

Bienveillant, il semble heureux de notre présence. «J’ai la chance qu’un beau magazine comme le vôtre s’intéresse à moi» dit-il maniant à merveille la séduction et la politesse.  Il apparaît préoccupé aussi. Jeans et chemise blanche sortant du pantalon pour tout vêtement, il laisse le  chichi pour ceux qui ont du temps à perdre.

Il prendra toutes les positions physiques et intellectuelles sur les canapés durant plus de trois heures que l’homme pressé nous accordera. Se gauchissant et se maitrisant à la fois pour répondre à nos questions singulières et intriguées. Il n’en éludera aucune, invitant souvent l’émotion et l’instrospection dans ses réponses.

Il se confiera comme rarement il l’a fait. «Dites-donc, on est vraiment dans une séance de psychanalyse» lâchera-t-il au milieu de l’interview. «Je n’ai jamais parlé de tout ça aussi profondément. C’est très curieux parce que je suis en train de remonter très loin dans ma mémoire ! »

Président de la Fondation Nationale des Musées du Maroc, depuis 2011, promu au grade de commandeur de l’ordre national de la Légion d’honneur par le président français, François Hollande, Mehdi Qotbi est l’homme indispensable de la conservation et de l’émancipation de la culture du Royaume. Incontournable et apprécié, il rayonne à l’étranger comme au Maroc. Fier et modeste, il demeure disponible, amusant, charmeur et ferme durant tout notre entretien. 

Qotbi est-il une énigme ? Seul lui le sait ! Narcissique, disent ses détracteurs ! Si être narcissique, c’est s’aimer, alors oui, mais cela serait pervers s’il n’avait pas aussi un amour des autres. Qotbi aime les gens et, plus que tout, son pays. Il est un diplomate respectueux. Un artiste passionné. Comme nous, vous apprécierez ce zébulon méritant le respect de tous pour la valorisation et le développement artistique du Maroc.

Originaire du petit village de Takadoum, pas loin de Rabat, il a passé une vie à relever tous les défis. Rien n’a été simple pour celui qui ne savait ni lire ni écrire. Issu d’une famille assez modeste, il va souffrir longtemps de son enfance. Il portera comme un abîme les blessures liées à la dureté de son père.

Plongée dans la vie d’un homme singulier et unique qui nous a ouvert son coeur.

 

Clin d’œil.-  La palette de votre peinture, c’était plutôt le noir au départ de votre vie...

Mehdi Qotbi.- Je suis ravi que vous puissiez éventuellement résumer ce que j’appellerais la palette car j’avais écrit un livre qui s’appelle Palette d’une vie.  Un titre que j’avais donné à ce que j’appelle mon mercurochrome pour cicatriser mes blessures. Mais dans chaque noir il y avait des petits espaces de lumière. Et ce sont ces petits espaces que j’ai écartés pour aller plus loin encore.

Vous êtes le « Soulages » de l’espace, alors...

C’est un grand compliment parce que j’admire Pierre Soulages. J’ai eu la chance de le croiser, comme celle de croiser les plus grands noms de la littérature. Et je dirais que la chance aussi qui m’a été donnée, c’est d’avoir rencontré des gens qui marquent l’histoire de l’Humanité par leur passage sur terre. Et surtout, ils m’ont nourri de leur modestie et de leurs savoirs.

Votre premier talent finalement est de vous nourrir des autres …  

Mehdi Qotbi.- Je prends toujours les rencontres et les choses d’un côté positif parce que mon existence, comme mon parcours personnel, fait que je ne peux être que positif. 

Pourtant le départ dans votre vie est cruel, avec un père qui est très dur avec vous...

Mais écoutez, d’abord on va revenir à quelque chose d’exceptionnel. Je pense que si je n’avais pas eu ce parcours, on ne serait pas là aujourd’hui en train faire cette interview. Donc, j’ai mis du gris clair dans mon gris foncé.

Attendez, on ne rencontrerait peut-être que le peintre alors ; et cela ne serait pas mal, non plus...  

Oui, mais je n’aurais même peut être jamais pu être peintre. Parce qu’en fin de compte, quel est le rêve d’un être humain ? C’est celui de commencer bien et de terminer sans doute très bien. Moi j’ai commencé très, très, très mal, et chaque jour c’est encore mieux. 

N’est-ce pas l’âge qui vous fait dire ça finalement ?

Je ne suis pas vieux d’abord (rires). Quand on vieillit, on n’a plus le même regard sur l’enfance…   

Vous ne donnez jamais votre date de naissance. Est-ce une coquetterie ?

Non, non, je vous explique ! Mon père, ne sachant ni lire ni écrire, nous a déclarés dans les années 60. Il faut savoir que je suis né à l’extérieur de Rabat, à la campagne et quand il arriva devant l’officier d’état civil, il lui dit : « mon fils est né à un moment où il y avait le feu dans le noir ». Parce qu’il y avait comme ça des événements qui ont parsemé leur vie. Ils se couchaient avec le soleil et se levaient avec le soleil. Donc ça veut dire que les dates n’étaient pas des balises pour se situer. J’ai pu parler avec ma mère, avant sa mort. Elle m’a dit : « Tu n’es jamais né l’hiver, tu es né l’été car c’était la moisson ». La moisson se fait en été. Et c’était pendant le Ramadan, donc on a conclu que ce Ramadan devait être vers les années 57.

Et sur votre carte d’identité, qu’elle est la date ?

C’est l’officier de l’état civil qui a imposé une date, le 1er janvier 51, mais si je dois croire ma mère, je suis plutôt né lors de l’été 57. Donc, voilà, ce n’est pas du tout par coquetterie. Je n’en ai vraiment pas besoin. Et puis dans le contexte de l’époque, il ne faut pas oublier les croyances à propos de tous les enfants venus après moi et qui sont morts…

Votre prénom de naissance est Mohammed. Pourquoi devenir Mehdi ? 

Lorsque les gens me demandent quand je suis né, je ne peux pas répondre puisque ma date de naissance est inconnue. J’ai donc décidé de changer de nom… 

Est-ce une seconde naissance, alors ?  

Plus qu’une renaissance, c’est une envie de complètement biffer le passé.

Pourquoi commencer par le changement de prénom ?

Parce que ce sont mes parents qui m’ont donné le prénom Mohammed, et je n’avais aucun bon souvenir, aucun moment où je pouvais dire qu’il y avait de la joie, même au quotidien, que je me suis dit que la meilleure façon était de commencer par changer mon prénom.

N’aviez-vous pas peur qu’on vous reproche de renier vos origines?

Justement, pour ne pas donner aux gens la possibilité de croire que je voulais renoncer à mes origines, j’ai pris un autre nom: Mehdi, qui est exactement le nom du prophète aussi. Mehdi était aussi facile à prononcer.

Peut-on expliquer ce besoin de changement par le fait que vous étiez confronté à la cruauté de votre papa ?

Bah écoutez oui, bon, vous savez à l’époque… (long silence). Je crois que le mot cruauté est un mot un peu fort même si cette cruauté était beaucoup plus... un manque d’affection. La violence on peut la relativiser car à l’époque, l’éducation se faisait par la force. Il y avait le langage de la force, ça peut se comprendre. Mais là où c’est incompréhensible aussi, c’est qu’il n’y avait pas le moindre retour affectif. Ça c’est une blessure beaucoup plus grande et irréparable que je traîne jusqu’à aujourd’hui.

Il faut expliquer que vos frères et sœurs sont morts brusquement. Vous vous êtes retrouvé un peu le fils maudit, le ressuscité en quelque sorte...

Mes parents ont eu des enfants après moi et tous ces enfants sont morts. On a découvert par la suite que c’était un problème de tuberculose qui faisait des ravages, à l’époque. Les gens bien-pensants qui étaient autour de mes parents disaient: «s’ils meurent tous, c’est à cause de lui». Et donc, cela a donné une culpabilité certainement aux parents. Cette culpabilité, c’était moi qui la recevais.

Vous aviez aussi une sœur… 

Je vous ai dit que j’ai d’abord été presque fils unique pendant plusieurs années. Il y a eu quatre ou cinq morts avant que ma sœur n’arrive effectivement à s’en sortir grâce à la pénicilline. Entre-temps, mes parents avaient adopté une jeune femme, qui a été traitée comme une reine à l’époque, alors qu’ils n’avaient pas beaucoup d’argent. Moi; j’étais traité comme un moins que rien. C’est très drôle, moi ça m’amuse plutôt...

Comment expliquez-vous que votre maman ne soit pas intervenue quand votre papa s’est rendu coupable d’acte de violence ?

Je pense qu’à l’époque mes parents qualifiaient cette violence d’une forme d’autorité salvatrice. Alors que c’était vraiment de la violence. 

Alors qui consolait le petit Mohammed de Takadoum ?

Quand il faisait des bêtises, il allait voir soit sa tante, soit sa grand-mère. Elle s’appelait Zarha. Que Dieu ait son âme, j’adorais cette femme.

Cette grand mère Zarha a énormément compté dans votre jeunesse...

Cette femme était douce, elle était tout pour moi… Un ange Zarha, elle était absolument exceptionnelle. Tout le monde avait peur d’elle parce qu’elle faisait des crises d’épilepsie. A l’époque, on ne savait pas que c’était une maladie. On disait plutôt que c’était une malédiction. C’était ma grand mère maternelle. Cette dame avait une bonté extraordinaire à mon égard. J’allais vers elle parce qu’elle-même cherchait, un peu aussi, la compassion des autres. On s’est retrouvés ensemble à la recherche de quelque chose. J’allais la voir souvent parce qu’elle avait cette gentillesse, cette tendresse, cette douceur, engendrées par une souffrance profonde.

Finalement, vous allez la protéger... 

Non ce n’est pas moi qui la protégeais, c’était elle qui me protégeait. Parce que je cherchais en fin de compte toujours à m’approcher des gens qui me manifestaient de la bonté. On cherche de l’affection, de la douceur, de la tendresse parce qu’on est des êtres humains. 

Est-ce que vous y pensez encore à cette grand-mère ? Est-ce qu’on peut dire que c’est elle qui a compté durant votre enfance ?

Vous savez ma mère, aussi, a compté pour moi  à la fin de sa vie. 

Votre maman a-t-elle exprimé des remords au crépuscule de ses jours ?    

Non, on n’a jamais parlé de ça. Ma mère débordait de bonté et de générosité. Quand mon père débordait de dureté, de méchanceté. C’est triste à dire mais c’est comme ça. On aurait pu penser qu’il changerait en vieillissant mais ce ne fut pas le cas.

Vos parents étaient des gens courageux, qui se sont toujours sacrifiés dans le travail...

Ma maman était femme de ménage et mon père était brancardier. Ma maman était femme de ménage intelligente. D’abord elle était très belle, elle était très fine, elle parlait très bien le Français. Elle avait une autorité innée. Elle dominait mon père, c’était assez étonnant. Peut-être que mon père compensait cela par une forme d’autorité et de violence à mon égard. 

Vous avez toujours eu envie de prendre une revanche sur votre enfance. Est-ce encore votre principal moteur aujourd’hui ?

La lucidité fait que nous avons besoin d’exister. J’ai toujours cherché une reconnaissance durant mon existence. Aujourd’hui je l’ai au-delà de ce que je peux imaginer, au-delà de ce que je pouvais espérer. Depuis quelques temps, j’ai limité mes sorties, moi qui m’évadais beaucoup. J’ai limité mon relationnel parce que d’abord je n’en ai plus besoin. Et surtout, je n’en ai même plus le temps. Je  ne reçois et je ne vois que les gens que j’aime et j’apprécie. Le reste ne m’intéresse pas. 

C’est lors d’un défilé militaire que vous avez ressenti pour la première fois ce besoin de reconnaissance...

Je regardais un défilé et j’ai vu que les gens applaudissaient l’uniforme. Je me suis dit : « Mon dieu, est-ce que quelqu’un pourrait me regarder, moi aussi?». Ça peut fait rire, mais c’est quelque chose de profond. Ne serait-ce qu’un regard, une attention. La vie n’est pas une question de briller, ce n’est pas une question d’être applaudi, c’est une question de dire « J’existe, je suis là ».

Pour forcer la chance de rentrer dans cette école militaire de Kénitra, vous démontrez un vériatble culot...

Ce n’est pas vraiment du culot c’est une question de survie. Vous avez le choix entre la vie ou la mort, c’est aussi simple que cela. La mort était de rester là où j’étais et la vie c’était d’aller vers les autres. En allant vers les autres, j’allais vers un Ministre de la Défense Nationale, Mahjoubi Aherdane qui est très puissant et qui m’a pris en sympathie.  Plusieurs années après il m’a dit : « Tu m’as amusé avec ma femme parce que tu étais tout petit et tu ne m’as pas demandé d’argent comme la plupart des jeunes comme toi.  Tu m’as demandé un travail pour quelqu’un d’autre que toi ».

C’était un travail en fait pour la fameuse sœur adoptée par vos parents?  

Absolument, mais c’était beaucoup plus pour acheter la paix.  Pour moi c’était tout à fait calculé, si je lui trouvais du travail, vu l’amour que mes parents lui portaient, j’allais moins souffrir. J’allais être considéré autrement.  

Déjà, vous aviez une grande maturité...

Je ne sais pas si j’étais mature, je cherchais seulement une voie pour sortir de la violence parce que je ne pouvais plus la supporter. 

Avez-vous aussi souffert d’enfermement ? 

Il y avait une violence à tous points de vue : par l’enfermement, une violence physique, une violence par l’isolement et une violence par manque d’amour et d’affection. C’est-à-dire que toutes les violences se sont acharnées et se sont donné rendez-vous, simplement. C’est extraordinaire, cela permet de mieux comprendre, mieux apprécier la suite de la vie. Je trouve ça fabuleux. Je suis même heureux que cela se soit passé ainsi. 

N’avez-vous jamais rencontré Emile Zola, par hasard ? 

Ecoutez, j’aurais aimé mais il n’a jamais voulu me voir. (rires)

Vous allez finir par rentrer à l’école militaire de Kenitra...

En voyant le Ministre, je lui dis aussi que je veux m’inscrire au lycée militaire de Kenitra. Je ne connaissais même pas mon âge. J’avais peut-être onze ans, douze ans. 

N’avez-vous pas eu peur de la réaction de votre père ?

Non, pour lui, j’avais un avenir tracé au lycée militaire. A l’époque, le rêve de chaque marocain c’était soit devenir médecin, soit devenir architecte modiste, ou soit devenir militaire ! Ce sont des carrières qui étaient extrêmement bien vues parce qu’elles représentaient l’autorité. Et donc, pour lui, une fois que je suis rentré au lycée militaire de Kenitra, il avait lui-même son avenir assuré ! 

A Kenitra, ça ne va pas trop bien se passer, quand même...

Ça ne se passe pas bien. Sachez que j’ai appris par la suite que j’avais une dyslexie profonde quand je suis devenu plus tard moi-même enseignant. Je connais la raison maintenant de mon échec.

Avez-vous fait du cachot à Kenitra ?

Bien évidemment et à plusieurs reprises. Parce que j’étais tellement insupportable ! 

Avez-vous été renvoyé du lycée ? 

Non, je n’ai pas été renvoyé. J’ai fait le mur ! Après le cachot, je me suis dit : « il faut que je trouve une façon de m’échapper de ce lieu-là ». Du coup, je leur ai dit que j’avais quelque chose qui ne tourne pas rond dans ma tête. On m’a amené à l’hôpital à Rabat, et à ce moment-là, j’ai pris la poudre d’escampette et je me suis échappé.

Est-ce que le scoutisme a été important dans votre vie ?  

D’abord je ne savais pas ce qu’était le scoutisme…  Les meilleurs élèves du lycée militaire pouvaient faire du judo, pouvaient faire de l’escrime… Et les élèves, mauvais comme moi, avaient le choix entre jardinage ou scoutisme. J’ai choisi scoutisme. A ce moment-là, on m’a demandé de peindre le mur du local. 

C’est comme ça que vous avez découvert la peinture...

En effet, pour la première fois, j’ai touché des pinceaux. Quelque chose est sorti, un tigre, sans que je ne m’en rende compte. Il y a eu une véritable destinée : ce tigre m’a totalement transformé la vie !

Vous n’êtes pas retourné vivre chez vos parents...

Mon père n’a pas voulu de moi. Un copain et ses parents m’ont hébergé. J’ai fait des petits métiers en gagnant quelques dirhams. Grâce au mur que nous avions peint, j’ai commencé à exister pour la première fois aux yeux de mes camarades. Puisque j’existais pour la première fois grâce à la peinture, je me suis dit que je devais absolument poursuivre dans cette voie.

Il y a des noms qui résonnent dans votre vie comme le peintre Jilali Gharbaoui… 

Gharbaoui a été l’artiste  qui a vendu mes premières peintures. Sans lui, je n’aurais jamais pu acheter mes deux premiers pinceaux, mes premiers tubes de peinture.

En fait, vous l’avez bluffé, Gharbaoui ! Vous lui aviez dit que vous étiez peintre sans vraiment prouver que vous l’étiez…   

Parce que d’abord je n’avais jamais peint. (Rires) Je n’entendais rien à la peinture. Je n’en connaissais pas même l’odeur. Je n’y avais jamais touché.

J’avais simplement le souvenir de ce que j’avais réalisé sur un mur. Je suis devenu peintre mentalement. Alors, pour pouvoir aller le voir un matin, j’ai peint toute la nuit avec les mains parce que je n’avais pas de pinceaux. Je lui ai montré ce travail et il a fait écouler les deux toiles à raison de 20 DH chacune à un de ses collectionneurs.

L’ambassadeur d’Italie est important aussi… 

Il m’a donné cent dirhams, oui. Qui m’ont permis de partir. C’est important. Il m’a surtout dissuadé d’aller en Italie. Du coup, j’ai opté pour la France. Avec cet argent, j’ai pu faire la traversée. 

Vous aussi, vous avez traversé dans l’espoir de jours meilleurs...

A l’époque, c’était beaucoup plus facile, plus simple. Il n’y avait pas de visa, pas ce repli qu’on voit aujourd’hui. 

D’ailleurs dans votre dernière exposition, vous avez peint des migrants...  

C’est un peu normal, quand on voit  cette chance merveilleuse que j’ai eue d’avoir traversé, de traverser vivant, dans une voiture, dans un bateau, sans avoir été refoulé, sans avoir été refusé… C’est une grande chance. Donc, je ne peux pas être insensible. J’aurais pu être le migrant qu’on trouve échoué sur les mers ou sur les plages du nord du Maroc, sur les plages libyennes, sur les plages espagnoles, voilà. J’aurais pu être ce migrant-là. 

Le jour qui s’allume sera celui de Toulouse, la ville rose et de Paris, la ville lumière, plus tard…

C’est le fait du hasard. Je faisais du stop et je tombe sur des jeunes scouts…  Ah ! Le scoutisme encore ! Des scouts qui m’ont pris dans leur voiture et m’ont amené dans un presbytère qui était leur local. C’est là que j’ai passé la nuit. Le lendemain, le curé de la paroisse m’a invité à un petit-déjeuner exceptionnel, il m’a donné un peu d’argent et il m’a accompagné jusqu’à la sortie de Toulouse, voilà.

Est-ce que vous parliez français ?

Heu… Des mots rudimentaires. Mais la langue elle-même, je ne la connaissais pas, je ne la maitrisais pas du tout.

Quand vous arrivez en France, vous avez dix-sept, dix-huit ans. Comment est-elle cette France ?

C’est une France qui m’a ouvert ses portes, qui m’a accueilli chez elle. Des gens qui ne me connaissaient pas et qui m’ont accueilli chez eux. Des femmes qui m’ont donné leur amour, alors que je venais du Maghreb.… Je peux dire que j’ai toujours eu à manger alors que je n’avais pas un centime. Tous les week-ends, des gens m’ouvraient leur porte. Je n’ai jamais eu besoin de quoique ce soit. Quand je suis allé à Paris par la suite, c’était, en revanche, plus compliqué.

Vous avez rapidement succombé au désir de vous imposer à Paris... 

Mes premiers pas à Paris se sont mal passés parce que je ne connaissais pas la ville. Un coup de blues m’a fait retourner à Toulouse pour retrouver ce gentil curé et ces jeunes scouts. Mais je n’avais pas le nom de l’église où il exerçait. J’étais en train de déambuler dans la gare de Matabiau (Toulouse) lorsqu’ un jeune m’a dit : « écoute, voilà, je connais un foyer qui accueille les immigrants ». Et c’est un curé encore, exceptionnel, merveilleux qui m’a accueilli comme si j’étais chez moi, à la maison. C’était des moments de bonheur intense …

Il ya beaucoup de nostalgie dans votre voix…  

Parce que vous découvrez des choses que vous ne connaissez pas, et puis en même temps, vous découvrez des gens exceptionnels, une culture. Et pour la première fois aussi, je découvre ce que c’est une femme ! Ce que c’est être aimé, ce que c’est plaire, ce que c’est avoir des amis, ce que c’est être invité…  Toulouse, c’est une véritable renaissance. 

A ce moment-là, est-ce que vous oubliez un peu le Maroc ?

Non, je n’oublie pas le Maroc mais je perds l’usage de l’arabe. La langue arabe, ma langue maternelle, je l’avais totalement oubliée. 

Comme vous aviez aussi oublié, autrefois, votre prénom...

Absolument. C’était une envie de tout biffer pour reprendre une nouvelle vie. Et je ne peux pas m’empêcher de vous raconter cette histoire: une jeune femme m’invita chez elle, elle me présenta à sa maman et sa maman me dit : « mais d’où vous venez ? ». Je n’osais pas lui dire que ma mère était femme de ménage. C’est très lourd à porter. Que mon père était brancardier, que je n’avais pas de quoi manger au Maroc. Je me suis tu. Alors sa fille lui dit : « Fiche-lui la paix ». Et elle, elle lui répond : « Mais de toute façon, ça se voit qu’il vient d’une famille noble. Parce que sa manière de se tenir à table ne peut venir que d’une famille noble ». J’observais. C’est un peu ce qui m’a sauvé: toujours regarder les meilleurs exemples. 

Vous vous êtes donc auto-éduqué...

Mon éducation je l’ai faite moi-même, en effet.

A Toulouse, vous rencontrez une femme qui va beaucoup compter pour vous...

Mais, c’est surprenant car je n’en ai jamais parlé à personne. C’est celle qui a compté le plus mais c’est aussi celle qui ne laissait rien passer. C’était la jeune fille la plus courtisée du café où on allait souvent avec mes amis. Et un jour, je la croise parce qu’on habitait dans la même rue. Elle m’a dit : « Tiens Mehdi qu’est-ce que tu fais là ? » et je lui ai répondu : « Ecoute je vais au Shadok» (NDLR: boite à la mode de Toulouse) et elle a poursuivi : « Moi je rentre chez moi, viens si tu veux ».

C’était la première femme de votre vie ?

Presque... Sur les conseils d’un ami, j’ai trouvé le courage d’aller vers elle. Son accueil et sa réaction ont fait le reste. Je ne souhaitais plus la quitter et elle semblait apprécier ma compagnie. Elle insista tout de même sur ma totale discrétion en m’invitant chez elle. De retour au café pour retrouver un ami, je suis harcelé de questions par celui qui s’étonnait de me voir approcher avec autant d’audace une femme qui nous semblait inaccessible. Mais ce jour, j’ai aussi compris que sans maîtriser la langue de mon pays d’accueil, je passerais souvent à côté des plus belles opportunités de rencontres.

Revenons à votre vie en France. Vous êtes à Toulouse, combien de temps y restez-vous finalement ? 

Je ne m’en souviens pas très bien, vraiment. Deux ou trois ans maximum.

Puis, c’est le nouveau départ vers Paris...

Oui, j’avais un ami peintre avec qui j’avais exposé. Un jour quelqu’un me dit : « bravo, c’est très bien » parce que les journaux avaient parlé de moi à Toulouse et il me poursuit : « mais ça ne vaut rien d’être à Toulouse,  il faut conquérir Paris ».

Cest la deuxième fois que vous y allez et vous n’avez plus le même regard sur Paris... 

Paris n’a rien à voir avec Toulouse. C’est une ville qui me paraissait inhumaine, froide. Et là, je commence à avoir très faim. Je n’avais pas de quoi me payer à manger. Donc ça a été très dur.

Heureusement, vous allez devenir prof…

A Paris, j’ai été tellement malade, qu’un jour je vais rencontrer une famille qui a beaucoup compté dans ma vie. Ce sont les Krinen et ils m’ont beaucoup aidé. Grâce à eux, j’ai rencontré la marraine de leur fils qui était responsable à l’enseignement catholique. Elle m’a permis de trouver une place de prof d’arts plastiques.

Etre arabe, musulman, n’était-ce pas gênant pour entrer chez les frères de l’enseignement catholique?

Le directeur m’a dit : « Pas de souci mais c’est à vos risques et périls. Vous allez faire la rentrée avec nous, mais il faut qu’on demande une autorisation au Haut-Conseil de l’éducation nationale pour savoir s’il vous autorise à être avec nous ». Ils ont eu l’autorisation aisément.  Il y avait un internat et je pouvais dormir, là. Ils m’ont donné une avance de salaire. Je n’ai trouvé que des gens bons et jamais je n’oublierai ce qu’ils m’ont fait comme bien. Ils m’ont accueilli en tant que musulman, ils ne m’ont jamais imposé la chrétienté et pour eux c’était presque une richesse d’avoir quelqu’un qui n’est pas de la même religion. C’était encore une époque où les gens acceptaient les différences parce qu’ils croyaient véritablement en Dieu.  

Vous avez alors fait votre place à Paris... 

Progressivement, je quittais ma chambre de l’internat. J’avais loué une petite chambre où je passais mes week-ends. Au bout de trois ans passés dans cette école, j’ai connu une femme, celle qui est devenue mon épouse,  Françoise... A la rentrée scolaire, j’ai eu la chance de trouver un poste de professeur dans un des meilleurs établissements du septième arrondissement, La Rochefoucauld. Pour l’anecdote, il y avait beaucoup de personnalités qui avaient leurs enfants dans cette école. J’ai eu plusieurs fils de premiers ministres comme élèves: le fils de De Villepin, les enfants de Fillon, la fille de Juppé. J’ai aussi enseigné au fils de Claire Chazal et de Poivre d’Arvor. Cet établissement m’a ouvert une porte pour constituer mon relationnel.

Françoise, votre épouse, vous a ouvert le carnet d’adresses du Tout Paris...

Elle avait un appartement magnifique dans le 16e arrondissement où on recevait, soit Senghor, soit De Villepin, soit Hubert Védrine... On invitait aussi les plus grands auteurs dont Michel Butor…

Pouvez-vous nous parler de Léopold Sédar Senghor, poète, écrivain et premier président de la République du Sénégal  ?  

J’ai travaillé avec Senghor, j’ai même fait deux livres avec lui. Il a écrit un texte magnifique sur mon travail. Il avait un talent incroyable. Il a notamment approfondi le concept de négritude, notion introduite par mon ami Aimé Césaire qui me pousse à vous conter une anecdote fabuleuse. Césaire n’a fait que deux livres dans sa vie avec deux artistes différents. Un  qui s’appelle A corps perdu avec Picasso et un autre avec Mehdi Gotbi qui s’appelle Ausculter le dédale ! C’est-à-dire que vraiment, je suis rentré dans l’Histoire par un pur hasard, comme d’habitude.  Avec des gens du monde de la francophonie en plus.

Vous avez aussi fait un livre avec De Villepin...

Il a fait son premier livre avec moi. On s’est rencontrés dans un avion, c’est dire que la vie est absolument magnifique. Je prenais un vol pour exposer à New-York, en 1984. On avait les sièges l’un à côté de l’autre. On a passé un moment extraordinaire de discussions littéraires, artistiques. A la fin du trajet, il m’a invité à passer le week-end chez lui. Le dimanche, on était au bord de la plage et il m’a demandé : « Lis ça ». J’ai lu sa poésie. Je trouvais ça extrêmement intéressant. Et il m’a dit : «Prends-les, et tu en fais ce que tu veux».  Et j’ai trouvé l’éditeur qui l’a fait paraître. Voilà comment a démarré notre amitié. 

Quand on parle de vous, on ne peut pas échapper à l’anecdote cocasse de la dédicace de votre livre faite à Jacques Chirac...

C’était très drôle. En 1986, Jacques Chirac était Premier Ministre et François Mitterrand Président la République. Un de mes amis Didier Quentin était le directeur des Affaires internationales de Jacques Chirac à la mairie de Paris. J’avais très envie de rencontrer Jacques Chirac. Il m’a invité à l’hôtel de ville. Chirac était maire et Premier Ministre. J’ai apporté un livre que Senghor avait dédicacé. Je lui ai donné le livre. Il l’a regardé et il m’a dit : « Jamais on ne m’a fait un si beau cadeau qui me plait vraiment ». Et il m’a pris par l’épaule très chaleureusement. Je suis rentré chez moi,  j’ai rangé le livre qui était dédicacé pour Mitterrand et j’ai découvert que j’avais inversé les livres. A l’époque, entre les deux, ce n’était pas la grande amitié. J’ai appelé Didier et je lui ai fait part de mon problème… Il m’a dit clairement: « Tu me mets dans une merde. Ne bouge pas. »  Je n’ai pas bougé, parce qu’à l’époque on n’avait que le téléphone fixe. Il est descendu au bureau et m’a dit : « T’as de la chance,  je t’envoie mon chauffeur, Chirac l’a posé sur son bureau. On échange les livres ».

Plusieurs années après, vous avez eu l’occasion de dire la vérité à Jacques Chirac...

Au mois de mars 2000, Sa Majesté le Roi Mohammed VI, investi depuis quelques mois, faisait sa première visite d’état en France où Jacques Chirac, alors Président de la République, le recevait. J’étais convié à l’événement. Il y avait un petit salon qui était réservé pour les deux chefs d’état, des ministres et autres personnes. Jétais admis dans ce petit cercle. J’ai dit à Jacques Chirac: « Monsieur le Président, j’ai envie de vous raconter une anecdote. Voici ce qui s’est passé avec ce livre... » Et il a éclaté de rire. Il m’a pris par le bras et m’a dit : « Viens, on va la raconter à Jospin », qui était à l’époque Premier Ministre. Et Jospin, de continuer : « Mon cher Mehdi, n’offrez plus jamais de livre au Président de la République, car il ne les lit jamais ».

Une légende dit que Feu sa Majesté le Roi Hassan II, vous voyant toujours en photo avec des artistes, a demandé à vous rencontrer ? 

C’est archi-faux. Le hasard a fait que j’ai rencontré Madame Alaoui épouse d’un des hommes puissants de notre pays à l’époque, Moulay Ahmed Alaoui. Je caressais le rêve de rencontrer Hassan II. C’était en 1986, exactement. J’ai dit à Madame Alaoui : « J’ai envie d’offrir moi-même à sa Majesté Hassan II , le livre de Senghor, celui de De Villepin et de Butor». Elle en a parlé à son mari. Le lendemain il m’a appellé et il m’a dit : « Venez à Marrakech ». Et donc c’est lui qui m’a pris par la main et qui m’a présenté à Hassan II. Le hasard aura fait que Sa Majesté était dans une humeur exceptionnelle et il m’a dit : « Venez avec moi » et là, nous sommes restés une demi-heure à discuter sur la gravure, sur la peinture…

Quel moment d’émotion pour ce gamin qui ne savait ni lire, ni écrire, qui rencontre un des hommes les plus cultivés du monde...

Oui,  j’ai découvert un homme comme jamais je n’ai pu rencontrer dans ma vie, d’une exceptionnelle intelligence. 

Cette rencontre signe aussi votre premier contact avec Sa Majesté le Roi Mohammed VI...

Ah oui, bien sûr. Lorsque j’étais avec Feu le Roi Hassan II, j’ai rencontré le prince héritier . Et trois jours après ce moment inoubliable, l’actuel Roi m’a invité à déjeuner à l’Amphitrite Palace, à Skhirat. Voilà comment la relation a démarré. Lorsque je lui ai dit que ma mère était femme de ménage, que mon père était brancardier, son attitude n’a pas changé à mon égard. Alors, pour la première fois, je me suis dit : «tiens, si le futur Roi du Maroc, fils du Roi, n’a pas changé à mon égard, je dois assumer mon passé» . 

Pouvez-nous parler de l’humanité de Sa Majesté Le Roi Mohammed VI ?

Sa Majesté le Roi Mohammed VI a une humanité qui explique l’amour de son peuple. Le peuple ne se trompe jamais. Si aujourd’hui Mohammed VI est un roi aimé, ce n’est pas un hasard. Il a cette disposition extraordinaire : il anticipe certaines choses et il est proche de son peuple. J’ai toujours en mémoire cet exemple : dans les années 90, il y a eu un accident très grave. Il est allé à l’hôpital pour voir les blessés. Et il embrassait les gens. J’arrive de Paris. Mon petit frère me dit : «Waouh, le Prince Héritier a embrassé des gens.»

Déjà, Sa Majesté se libérait du protocole pour afficher sa proximité avec son peuple...

Pour la première fois, on voyait un membre de la famille royale en train de se baisser pour embrasser des gens. C’est vous dire l’humanité de ce Roi, sa sagesse, son humilité, sa proximité… Il est toujours en train de penser aux autres. C’est pour cela qu’aujourd’hui, Sa Majesté est un Roi extrêmement populaire auprès de toutes les classes sociales marocaines.

Depuis 2011, vous êtes Président de la Fondation Nationale des Musées du Maroc. Quelle est votre mission?

Sa Majesté le Roi Mohammed VI a érigé le domaine culturel en priorité nationale car il est le vecteur de l’identité plurielle de notre pays , de son image de tolérance et d’ouverture sur la différence. Je suis modestement porteur de cette ambition: valoriser, préserver et enrichir notre patrimoine. Aujourd’hui, je mets mon carnet d’adresses au service de mon pays par amour pour le Maroc.

Est-ce la confiance de Sa Majesté qui vous donne la force de hisser le Musée Mohammed VI parmi les grands musées du monde ?

Il est vrai que la confiance dont Sa Majesté me témoigne - et dont je le remercie -, me motive fortement pour être à la hauteur de ses attentes. Ça va être difficile, mais je travaille pour faire entrer le Musée Mohammed VI dans l’ère de la modernité et contribuer à son rayonnement mondial. Surtout, j’ai la chance d’avoir constamment l’aide de sa Majesté.

Pardonnez-nous de revenir à quelques questions privées ou décalées pour conclure cet entretien. Est-ce que vous êtes père vous-même ?  

J’ai deux filles sublimes, magnifiques, qui habitent Paris, que j’adore… Elles sont mes lumières, mes yeux, ma tête

Peut-on parler de la maman de vos enfants, mademoiselle Le Boulanger, avec qui vous passiez du temps du côté de la rue des Saints-Pères ?  

Je vois que vous êtes très au courant. En effet. Je les ai eues avec mon ex-épouse bien sûr, avec qui d’ailleurs je parle presque tous les jours parce qu’elle est la mère de mes enfants. C’est une femme qui était exceptionnelle à mon égard, que je n’oublierai jamais. 

Comment pouvez-vous vous décrire comme père  ?

Vous savez, c’est très drôle, j’en parlais avec mon petit frère. Comme la lecture, comme les discussions sont nécessaires et m’ont aidé à me dépasser. Aujourd’hui, mes filles peuvent me demander la lune, je construirai une échelle toute la nuit et je leur apporterai la lune au matin, à leur réveil. J’ai un amour fou pour mes filles et je voudrais qu’elles ne manquent strictement de rien. Et tout ce dont j’ai manqué et dont je suis conscient, j’ai envie de le leur donner au centuple. Ce qui fait que, pour moi, rien n’est assez pour faire plaisir à mes enfants.

Etes-vous grand-père ?  

Non, pas encore. (Rires) Non mais, depuis tout à l’heure, vous voulez me vieillir… 

Et le jour où vous serez grand-père ?

Bien évidemment, je serai très content… 

Vous aimeriez un petit garçon ou une petite fille ?

Ça m’est égal. Je lui donnerai la même affection et j’aurai la même relation avec lui ou avec elle.

Pouvez-vous nous décrire Mehdi Qotbi, le peintre?

L’homme et le peintre sont confondus. Jamais vous ne pouvez dire à quelqu’un : « Vous êtes un homme et vous êtes un chanteur ». Je suis peintre parce que je suis ce que je suis. Mehdi Gotbi, le peintre, c’est celui qui a des émotions, celui qui ressent la vie, celui qui l’exprime, qui comprend, celui qui est dans la douleur et dans la souffrance parce que lui-même est passé par là. Celui qui comprend que partager est la meilleure façon d’exister, sera heureux. Tout simplement parce qu’on a partagé avec moi et que j’ai eu cette chance, c’est tout.

Est-ce que vous n’auriez pas aimé être comédien?

J’ai joué dans le film culte qui s’appelle A la recherche du mari de ma femme de Mohamed Tazi. J’ai eu le rôle le plus merveilleux, le rôle de celui qui a pris la femme de l’autre. Extraordinaire. Pendant presque dix ans, on me reconnaissait : les douaniers me disaient : « Que Dieu t’incite à lui rendre sa femme ».

Vous aimez la présence féminine...

Quand j’étais enfant, déjà je jouais uniquement avec mes voisines. J’adorais leur présence. J’adorais leur parler. Elles sentaient bon.

Vous auriez aimé continuer une carrière de cinéma ?

Je crois que oui. Parce que là aussi c’est plaire, c’est briller, c’est être sous les projecteurs… Mais, je me suis rendu compte que c’était un métier et ce métier n’était pas le mien.

Quand ça va mal, à qui vous confiez-vous ?

Je ne vais jamais mal. Parce que je suis un homme heureux, comblé.

Est-ce que cela vous vexe quand on décide pour vous ?

Je ne laisserai jamais l’opportunité à quiconque de prendre une décision à ma place.

Même vos filles ?

Mes filles ont une très bonne éducation et ce sont elles qui m’appellent toujours pour me demander mon avis.

Etes-vous opportuniste ?

Etre opportuniste, c’est quelqu’un qui ne va là où il n’y a que des bénéfices à tirer. J’essaie souvent de connaître, d’être en lien avec les gens à partir du moment où ça peut servir à quelque chose, faire avancer une chose, mais pour moi, je n’utiliserai jamais personne…  L’opportunisme, c’est une utilisation d’une situation pour soi-même. Ça, ce n’est plus dans ma manière de faire aujourd’hui, peut-être que ça a été le cas il y a quelques années, oui…

Quelle est votre vertu préférée ?

La sincérité. Être sincère, c’est être honnête.

Quel est votre plus grand défaut ?

Je n’aime pas les gens qui s’engagent médiocrement. Je suis un passionné et un homme d’une grande exigence vis-à-vis de moi-même et vis-à-vis des autres. C’est là un grand défaut.

Vous avez des idées fixes ?

Oh, comme tout le monde. Mais je peux prendre une décision et en discutant je peux la changer.

Quelle est la personne qui vous aime le plus ?

J’espère que ce sont mes filles. C’est la seule envie que j’ai, c’est d’être aimé par elles. Les autres, vous savez…

Vous écoutez toujours beaucoup Oum Kalthoum ?

Je peux mettre Oum Kalthoum sur mon iPod et l’écouter à tout instant.

Et c’est elle qui vous ré-oxygène...

Je ne peux pas commencer ma journée sans l’écouter elle ou parfois La Callas. J’alterne les plaisirs !

Est-ce que vous êtes un homme de pardon, Mehdi Gotbi ?

C’est une très bonne question ! C’est essentiel ce que vous venez de me demander. Je ne suis pas un rancunier car la rancune est une souffrance personnelle qu’on s’inflige. Je n’ai pas envie de souffrir. Donc, le pardon est une nécessité absolue pour pouvoir avancer, et l’oubli aussi.

Qu’est-ce qui vous fait pleurer ?

Oh, il m’arrive de pleurer…  Je le reconnais, je suis émotif mais ça ne me dérange pas du tout. C’est ma sensibilité, mon humanité.

Quand vous vous voyez en photo, qui voyez-vous ?

Quand je me vois en photo, je suis toujours très amusé et je me dis : «est-ce que c’est celui qui ne pouvait pas se chausser et qui peut marcher sur les tapis des palais royaux et des palais présidentiels, celui qui est décoré par des chefs d’état ?»

Est-ce que vous souffrez de cet « islamalgame », si vous nous permettez le mot, après les attentats. Qu’en pensez-vous ?

Je n’ai jamais compris les gens violents en général et encore moins quelqu’un qui veut m’imposer ma manière de m’habiller, ma manière de croire, ma manière de voir et ma manière de vivre. C’est inacceptable, comme il est inadmissible de travestir le message de Dieu car le message de Dieu est un message d’amour. Dans toutes les religions, je ne peux accepter les marchands de la haine. Moi je porte le vivre ensemble, l’amour.

Mehdi, quand vous ne serez plus là, qu’est-ce que vous voulez qu’on retienne de vous ?

Que si je fais du mal à quelqu’un, qu’il puisse me pardonner, et que, si on parle de moi, on puisse se dire «Tiens, il n’était pas si mauvais que ça, Mehdi Qotbi».